Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre X - Section V
par Victor de Beauvillé
Section V
Règlement concernant la mairie
Châtiment infligé au subdélégué
La ville était divisée entre plusieurs partis qui se disputaient le pouvoir, et la nomination du maïeur et des échevins donnait lieu à une foule de brigues et de cabales. Louis XIV voulut couper court à ces abus, et remédier aux plaintes qu'on avait fait entendre. Afin d'empêcher les maïeurs de se perpétuer dans leur charge, comme ils le faisaient, et, pour que les places ne devinssent pas le partage des membres d'une même famille, il établit un nouveau mode d'élection, et créa un système municipal entièrement différent de celui qui avait existé de tout temps ; alors disparurent les anciennes traditions locales, et, comme s'il eût voulu rompre absolument avec le passé, le roi changea jusqu'au jour de l'élection : au lieu du lundi de Pâques, il voulut qu'elle se fit le lendemain de la Pentecôte ; c'est ainsi qu'en s'attaquant aux habitudes de ses sujets, en proscrivant les formes anciennes et les usages séculaires, Louis XIV ruinait ce qui restait d'esprit d'indépendance dans les provinces, et consolidait sa puissance. Le règlement de 1676, que nous ne faisons que mentionner, est rapporté en entier au chapitre de la Mairie. Non-seulement la ville se vit dépouillée de ses prérogatives, mais elle fut encore obligée de solder les dépenses assez considérables occasionnées par le séjour du roi. On paya 115 liv. 4 sols pour 192 lots de vin, ce qui met le lot (1 lit. 27 cent.) a 12 sols, et pour quatorze douzaines et demie de bouteilles, que l'on offrit tant au roi qu'à sa suite, on dépensa 26 liv. 2 sols ; la bouteille ne valait donc que 3 sols : ce fut probablement la seule vengeance que nos ancêtres tirèrent du règlement de 1676.
Montdidier lût fréquemment honoré de la présence du roi. A cette époque, les anciennes chaussées romaines, ou Brunehaut, qui traversent le pays, servaient encore de voies de communication. La route de Gournay à Roye par Cuvilly n'existait pas. Lorsque Louis XIV allait en Flandre par Montdidier, arrivé à peu de distance de Gournay, où il couchait quelquefois, il prenait, au-dessus de Saint-Maur, l'ancienne route de Compiègne à Montdidier, qui passait à Belloy et à Courcelles. Dans cette dernière commune, le souvenir du passage de Louis XIV s'est conservé, et l'on a donné le nom de Rue Grand-Louis au chemin qui conduit à Montdidier. Cette route n'a été abandonnée qu'en 1770 ; elle était établie sur l'emplacement de l'ancienne voie romaine d'Amiens à Reims : de Montdidier le roi se rendait à Péronne. Louis XIV voyageait toujours à cheval ; il n'est aujourd'hui si modeste artisan qui ne voyage plus commodément que le grand roi. Le jour des Rameaux 1678, Louis XIV, accompagné de sa cour, coucha encore dans notre ville.
La répartition des impôts se faisait d'une manière très-inégale. Montdidier était une des villes de Picardie que les charges publiques affectaient le plus lourdement. Au mois de janvier 1680, Antoine Cauvel de Beauvillé, échevin, fut envoyé à Paris avec mission de défendre les intérêts de ses concitoyens, et surtout d'obtenir une réduction sur le droit de subvention ou de maubougr, comme on l'appelait vulgairement. Ce droit consistait dans une somme d'argent que les fermiers généraux percevaient à l'entrée sur les vins destinés aux particuliers, tandis qu'il n'était dû que pour ceux qu'on vendait en détail. A Montdidier, ce droit s'élevait au quart de la valeur du vin, lorsque dans les autres villes d'élection de la province il n'était que du huitième ; Montdidier, siége d'une élection, aurait dû être traité de même : il n'en était rien cependant ; ainsi, au manque d'industrie et de population, à la guerre et à la peste, se joignaient pour nos pères des conditions d'existence plus défavorables que celles des cités environnantes. Les frais de voyage d'Antoine Cauvel de Beauvillé, que la mairie prit à son compte, s'élevèrent à 318 liv. 18 sols, y compris ceux d'une autre mission que ce zélé citoyen eut à remplir à Amiens pour obtenir une diminution sur les charges de l'ustensile. Ses démarches furent couronnées de succès, et il parvint à faire dégrever ses compatriotes des dépenses énormes que leur occasionnait la présence des gens de guerre.
Le 12 juillet 1702, un incendie détruisit presque entièrement le faubourg de la Porte de Paris : en moins d'une heure soixante-six maisons devinrent la proie des flammes.
Pendant le rigoureux hiver de 1709, les habitants durent à une circonstance particulière de trouver quelque adoucissement à la misère générale. Beaucoup d'entre eux, profitant des carrières immenses qui existent sous les maisons, y avaient établi leur domicile ; mais la rigueur de la saison se fit sentir jusque dans ces refuges souterrains. Un grand nombre de personnes périrent de froid ; depuis plus d'un siècle on n'avait pas éprouvé en France une température aussi rude. L'hiver commença le ler novembre 1708 ; le froid fut tellement vif que les tribunaux suspendirent leurs audiences, et ne reprirent leur service que le premier dimanche de carême. Une disette s'ensuivit : les blés avaient gelé en terre ; l'orge se vendait 18 liv. le setier, encore fallait-il être protégé pour en obtenir à ce prix.
Au mois de mai 1714, Antoine de la Myre, lieutenant de roi au gouvernement des trois villes, fit son entrée à Montdidier. Les jeunes gens appartenant aux premières familles allèrent au-devant de lui, à cheval, commandés par M. Fournier, receveur des tailles, timbales, trompettes et étendard en tête : la compagnie de l'Arquebuse se porta aussi à sa rencontre, sous les ordres de son lieutenant Fourment ; notre nouveau lieutenant de roi fit don à chaque compagnie d'une épée d'argent.
L'année 1716 présenta le spectacle salutaire d'une de ces exécutions judiciaires qui ont disparu de nos jours, pour faire place à je ne sais quelle répression bâtarde, entièrement stérile pour la masse, qui n'en reçoit aucun enseignement. Jean l'Empereur, subdélégué de Montdidier depuis 1709, fonction qui équivalait à celle de sous-préfet, était un homme dur, intéressé, n'usant de son pouvoir que pour opprimer ses inférieurs. Le régent, malgré les graves reproches qu'on peut adresser à sa mémoire, savait respecter et faire rendre la justice. Sur les plaintes qui lui furent portées, l'Empereur fut poursuivi et traduit devant la chambre de justice établie à Paris peu de temps après la mort de Louis XIV. Le subdélégué, convaincu de concussion, fut condamné à faire amende honorable, à neuf années de galères et à 60,000 liv. d'amende ; sur cette somme, 8,000 liv. devaient être distribuées aux pauvres de l'élection de Montdidier, à titre de restitution des contributions dont ils avaient été injustement frappés.
L'amende honorable eut lieu à Montdidier, le 17 octobre 1716 ; c'était un samedi, jour de marché ; une multitude de paysans étaient accourus de tous les points de l'élection pour être témoins du supplice infligé à celui qui les avait tant pressurés. L'ancien subdélégué était en chemise, la corde au cou ; il tenait à la main une torche ardente du poids de deux livres ; par devant et par derrière, il portait un écriteau sur lequel on lisait :
SUBDÉLÉGUÉ CONCUSSIONNAIRE PUBLIC.
L'Empereur fut conduit devant la porte de l'église Saint-Pierre et sur le marché ; là, il fut obligé de se mettre à genoux et de déclarer à haute et intelligible voix que « méchamment, indiscrètement, et comme mal avisé, il avoit commis plusieurs concussions, exactions et violences par luy et par ses propres préposés, sur les habitants des paroisses de l'élection de Montdidier, tant pour la levée et l'entretien des milices, qu'à l'occasion des voitures, convois et charrois des armées du roy, exigé induement des amendes et commis d'autres méfaits en abusant des fonctions de sa charge de subdélégué, mentionnés au procès, dont il se repent, en demande pardon à Dieu, au roy, à justice et aux habitants. »
Après cette expiation solennelle, l'Empereur fut dirigé sur Marseille avec la chaîne des forçats ; mais il y resta peu de temps. Aux jours de sa prospérité, il avait su se ménager des protecteurs : au bout d'un an, grâce à leur influence, il sortit des galères, et obtint la remise de la plus grande partie de l'amende à laquelle il avait été condamné ; dans la suite il finit même par obtenir une déclaration des maîtres des requêtes de l'hôtel du roi, qui annulait la procédure instruite contre lui, le rétablissait dans sa bonne fame et renommée, et le déchargeait de l'amende. De pareilles déclarations sont impuissantes à conjurer la flétrissure de l'opinion publique, et Boileau avait protesté à l'avance contre une semblable réhabilitation :
L'honneur est comme une île escarpée et sans
bords,
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.
Détournons les yeux de ce concussionnaire subalterne ; notre époque a été fertile aussi en prévaricateurs insignes : n'avons-nous pas vu des personnes revêtues des plus hautes dignités égaler en trafics honteux les malversations d'un obscur subdélégué ? Chaque jour la bassesse devient plus arrogante, l'ignominie plus superbe, et par sa coupable indifférence, la nation encourage toutes les turpitudes.
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