Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre VII - § II - Section III
par Victor de Beauvillé
Section III
Il est extrêmement regrettable que le chemin de fer ne passe pas à Montdidier ; il était tout aussi facile de le diriger parla vallée de l'Avre que par celle de la Noye ; on remontait les vallées de l'Avre et des Dom jusqu'au-dessus de Crèvecœur, on gagnait ensuite le territoire de Plainval, pour de là descendre à Saint-Just. Le trajet d'Amiens à Saint-Just par Montdidier n'était que de trois kilomètres plus long que par Ailly ; on parcourait un pays peuplé, et les produits du Santerre eussent afflué au chemin de fer par une voie plus facile et plus directe. D'Ailly à Saint-Just, au contraire, la ligne traverse un pays désert ; il n'y a ni villages ni habitants ; la station dite de Breteuil, bien que ce bourg en soit éloigné de sept kilomètres, est une création récente. Il y a douze ans, on ne voyait pas une seule maison en cet endroit. Les voyageurs et les marchandises viennent en grande partie de notre arrondissement ; Breteuil seul fournit quelques éléments de transport : les relations de cette commune ayant lieu principalement avec Paris et Clermont, les voyageurs auraient pris le chemin de fer à Saint-Just. En passant par. Montdidier, on desservait non-seulement cette ville, mais encore les cantons de Roye et de Moreuil, bien autrement importants que ceux de Breteuil et d'Ailly. Ces avantages, que l'on pouvait obtenir, sans plus de frais, en empruntant la vallée des Dom de préférence à celle de la Noye, ont échappé aux ingénieurs. Les études furent faites avec une grande précipitation ; le plan de M. Vallée, ingénieur des ponts et chaussées, chargé du travail, fut adopté sans opérations contradictoires ; on ne s'inquiéta nullement de savoir s'il y avait des changements à y apporter, s'il répondait à tous les besoins. Le gouvernement avait hâte d'établir une communication rapide avec la Belgique, et les esprits étaient impatients de jouir du nouveau moyen de transport ; on brusqua le tracé, et on sacrifia l'avenir à une jouissance anticipée de quelques mois. Notre ville pouvait avoir un canal et un chemin de fer, elle n'a ni l'un ni l'autre ; mais a-t-elle fait ce qu'elle devait dans ces circonstances décisives ? Aujourd'hui que cette question du chemin de fer est passée dans le domaine des faits accomplis, ce n'est plus, hélas ! qu'un sujet continuel de stériles regrets.
La difficulté des communications doit être considérée connue une des causes qui se sont opposées au développement de la ville. II n'y a pas cinquante ans, Montdidier était encore dans une véritable impasse ; la route d'Amiens était la seule qui fût achevée. Voulait-on aller à Paris, l'ancienne route par Courcelles, qu'on avait négligée totalement, était impraticable ; il fallait passer par Rollot et gagner la route de Flandre à Cuvilly ; la partie entre ce village et Mortemer était tellement mauvaise que, jusqu'en 1815, plus d'un voyageur dut mettre pied à terre pour éviter de rester dans l'ornière. Toute communication avec Roye et Breteuil était impossible. En 1827, quand la duchesse d'Angoulême, venant de Crèvecœur chez le duc de la Rochefoucauld, traversa Montdidier, le postillon de Breteuil, qui la conduisait, s'égara, alla à Coullemelle, et entra en ville par la porte Becquerel, après avoir mis quatre ou cinq heures pour faire 20 kilomètres.
Sous l'Empire et pendant les premières années de la Restauration, le voyage de Paris exigeait deux jours. On partait de grand matin pour aller coucher à Pont-Sainte-Maxence, et le lendemain soir on arrivait dans la capitale : la diligence ne roulait guère plus site que le lourd carrosse du temps de Louis XIV. En 1812, il en coûtait 16 fr., sans compter les frais d'auberge : en 1653, on demandait 4 liv. pour une place dans le coche de Paris ; les voyageurs avaient droit à douze livres de bagages, et payaient 8 deniers par chaque livre d'excédant ; le port d'une lettre coûtait 2 sols. Jusqu'au commencement de ce siècle il n'y eut, par semaine, qu'un seul départ pour Paris, c'est depuis peu que les communications sont devenues aussi fréquentes ; des diligences se sont organisées, et avec les facilités la circulation augmenta. Il y a vingt ans, les voyageurs de Montdidier prenaient encore à Cuvilly la voiture venant de Roye ; enfin, vers 1837, une diligence spéciale s'établit entre notre ville et Paris : le trajet direct se faisait de nuit en onze heures ; le prix était fixé à 10 fr. dans le coupé, et 9 fr. dans l'intérieur. Le chemin de fera mis fin à ce service de voiture. L'ancienne route de Montdidier à Paris passait par le Frétoy, Courcelles , Belloy, Saint-Maur, puis traversait l'Aronde au pont d'Arsonval, au-dessus de Gournay, où elle rejoignait la vieille route de Paris en Flandre.
En 1822, il n'y avait encore pour aller à Amiens qu'un fourgon non suspendu partant deux fois par semaine ; les voyageurs s'y casaient comme ils pouvaient, tant bien que mal, à côté des mannes et des bottes d'osier ; on employait toute la journée pour faire neuf lieues. On se crut sauvé lorsque, le collége ayant pris de l'extension et rendu les relations plus actives, il s'établit entre Amiens et Montdidier une voiture à quatre roues et sur ressorts faisant le trajet en cinq ou six heures ; insensiblement le véhicule s'améliora, le nombre des voyageurs s'accrut ; enfin on arriva à faire la route en trois heures, moyennant la modique somme de 3 francs. En 1653, on payait 20 sols par personne, et 3 deniers par livre pesant de bagage. Le chemin de fer fait une concurrence redoutable à la voie de terre ; plusieurs entrepreneurs de diligence ont été forcés successivement de cesser leur service, et la route d'Amiens est presque déserte. Les voyageurs qui se rendent à Paris ou à Amiens vont à Breteuil ou à Saint-Just, mais on passe autant et même plus de temps pour gagner la station que pour parvenir ensuite à sa destination. Le gouvernement, en accordant des priviléges et des subventions aux compagnies qui se sont formées pour l'exploitation d'un nouveau mode de circulation, n'avait certainement pas en vue de causer un préjudice considérable à de nombreuses populations. Les chemins de fer opéreront un tel changement dans les conditions d'existence et les habitudes de la vie, que les localités qui en seront dépourvues se trouveront dans un état d'infériorité relative désastreuse : il est vrai qu'avec le temps et les progrès de la science, ils se multiplieront, et deviendront aussi communs que les grandes routes.
Le chemin de Montdidier à Saint-Just date de la Restauration : il est dû, en grande partie, aux instances réitérées de mon père auprès de ses collègues du conseil général. La rectification entre la ville et le Monchel a été entreprise en 1857 ; mon frère, continuant en cela l'œuvre commencée par mon père, est parvenu, à force de persévérance, à obtenir les fonds nécessaires pour ce travail. Le chemin de Rosières a été fait peu d'années après la révolution de Juillet ; celui de Tricot a été achevé en 1846, et celui d'Ailly en 1853 ; enfin la route de Rouen à la Capelle, aujourd'hui la plus fréquentée, n'a été livrée à la circulation qu'en 1846 ; elle était classée au rang de route royale depuis 1806, et figurait comme telle sur tous les livres de poste, tandis que ce n'était réellement qu'une traverse détestable. En 1840, on a rectifié la descente du fond d'Amiens, et en 1846 celle du fond de Compiègne ; depuis que, par suite de l'ouverture du chemin de fer, les routes sont moins fatiguées, les ingénieurs s'en occupent avec une sollicitude toute particulière. Craindraient-ils qu'on ne vînt à douter de leur utilité ?
Il y a à peine douze ans que des communications régulières existent entre Roye et Montdidier ; jusque-là ces deux villes étaient presque étrangères l'une à l'autre : un messager faisait le service une fois par semaine. Ce manque de relations n'a pas peu contribué à développer l'esprit de rivalité qui règne entre elles. La route de Roye à Breteuil est très-mal tracée ; la traversée de Montdidier surtout offre un exemple frappant de la manière fâcheuse dont les travaux publics sont conduits et du laisser-aller incroyable avec lequel on gaspille les deniers de l'État ; on a refait jusqu'à trois fois le viaduc qui coupe la promenade de la Bouloire des Prêtres. Assurément ce n'est pas l'eau qui gênait les ouvriers. L'administration des ponts et chaussées pousse l'esprit de corps jusqu'à ses dernières limites : il suffit qu'un projet émane d'un de ses membres pour qu'il soit réputé excellent ; elle traite du haut de sa grandeur toute idée émise par des étrangers, et se croirait déshonorée de prendre conseil de personnes qui, à une connaissance exacte des lieux, joignent celle des habitudes et des besoins de la population ; loin de les écouter, elle semble se plaire à les contrarier et à prendre le contre-pied de ce que l'on désire ; aussi qu'en résulte-t-il ? Que les projets sont parfois mal conçus, exécutés à grands frais, et ne remplissent qu'imparfaitement le but qu'on s'était proposé.
En France, on s'engoue malheureusement avec une facilité extrême de certains hommes. On a fait aux ingénieurs des ponts et chaussées une grande réputation de savoir : est-elle bien méritée ? Parce qu'ils sont sortis de l'École polytechnique, on les tient, sans plus ample information, pour fort capables. Mais, parmi les jeunes gens admis à cette école trop vantée, il en est beaucoup qui n'ont reçu qu'une instruction tronquée : comme dans les examens on accorde aux sciences une prépondérance excessive, on bourre de mathématiques la tête des élèves, et l'on arrive à leur faire regarder comme secondaires toutes les autres études, même celle des beaux-arts, dont la connaissance approfondie leur serait cependant si nécessaire. Nous n'exagérons pas. Voyons les ingénieurs civils et militaires sur le terrain, et jugeons-les à l'œuvre.
Le génie accomplit chaque jour et sans remords des actes de vandalisme comparables à ceux des temps révolutionnaires. Les châteaux d'Avignon, de Nantes, de Saint-Germain, de Blois (avant sa restauration), et tant d'autres palais convertis en casernes et affreusement mutilés, sont là pour garantir la vérité de notre assertion. Les ingénieurs des ponts et chaussées paraissent également possédés de la rage de détruire. La démolition de la porte d'Enfer à la Neuville-le-Roy, département de l'Oise, est un de leurs derniers exploits. Ce monument, qui remontait au règne de Philippe-Auguste et était une des pages historiques les plus curieuses de notre province, fut abattu en 1856, et sacrifié sans miséricorde à la loi draconnienne du profil et du niveau de surface. Quand, il y a près de sept cents ans, l'époque où florissait Robrert de Luzarches, l'immortel architecte de la cathédrale d'Amiens, un maître de I' œuvre, son confrère peut-être, éleva l'enceinte fortifiée de la Neuville-le-Roy, il ne soupçonnait pas qu'un jour viendrait où la porte d'Enfer, témoin de tant de siéges et de passes d'armes, serait rasée impitoyablement pour avoir été trouvée trop étroite de quelques centimètres ! Oh ! les corps savants !
Anciennement la circulation n'était pas libre sur les routes ; la faculté d'aller et de venir était grevée d'un droit qu'on appelait le travers, sorte de redevance qu'on prélevait non-seulement sur les personnes et les marchandises, mais aussi sur ce qui servait à les transporter, de sorte que le travers participait tout a la fois du système des barrières encore en vigueur dans quelques pays, et, de notre système d'octroi. Le travers était une usurpation des seigneurs, car les chemins sont du domaine public ; mais les seigneurs finirent par s'en emparer, et par exiger un péage des individus qui traversaient leurs domaines ; ils pillaient et rançonnaient ainsi les malheureux voyageurs. Quand la féodalité se fut organisée, ce droit fut réglé : peu à peu il finit par tourner à l'avantage commun, et l'autorité royale concéda aux villes et aux seigneurs le travers sur une étendue de terre déterminée, à la condition d'y faire la police et de purger les routes des brigands qui les infestaient.
Les maïeur et échevins de Montdidier avaient, aux termes de la charte communale, le droit de travers dans les limites de la châtellenie. Au commencement du quinzième siècle, ce droit se percevait dans onze paroisses différentes, savoir : à Montdidier, Chepoix, Bacouel, Rocquencourt, Cantigny, Fontaine, Mesvillers (Piennes), Boulogne, Courcelles, Conchy et Méry. (Pièce just. 76.)
Dans l'intervalle compris entre la ville et ces communes il était défendu de rien transporter sans payer certaines sommes déterminées, sous peine de 60 sols parisis d'amende. Au dix-septième siècle, le travers était réduit à la ville et à ses faubourgs ; il disparut en vertu de l'arrêt du conseil du 10 novembre 1739, qui abolit les droits de péage, travers et autres, sur les blés, farines et légumes secs ou verts.
Le travers étant établi au profit de
la ville, les habitants s'en trouvaient dispensés : les nobles et les gens
d'Église n'y étaient assujettis que pour les objets qu'ils envoyaient vendre. Un
article du tarif porte : Le juif mort est en la volonté du
traversier jusqu'à LX sols parisis, et le juif vif ne doit rien de ses catheulx.
Que faire, grand Dieu ! du cadavre d'un juif ?
Catheulx est un vieux mot synonyme de
biens meubles ; il vient du latin catallum.
Le saumon était exempt de droit : l'embouchure de la Somme abondait autrefois en
poisson de cette espèce ; il en remontait jusqu'à Amiens ; la canalisation de la
Somme l'a fait disparaître complétement. Le travers formait, il y a
plusieurs siècles, un des principaux revenus de la commune ; il alla toujours
s'amoindrissant : les entraves mises à la circulation s'abaissaient devant le
progrès des lumières. Les grandes routes ont détruit le travers, les chemins de
fer feront supprimer les douanes.
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