Histoire de Montdidier

Livre II - Pièce justificative 90

par Victor de Beauvillé

Pièce justificative 90

ÉPITRE

A REMI DOUIN,

Concierge du jardin de l'Arc et suisse de la paroisse de Saint-Pierre,

PAR UN CHEVALIER DE L'ARC, SON SINCÈRE ADMIRATEUR.

Des suisses de paroisse intéressant modèle,
Et du jardin de l'Arc gardien sûr et fidèle,
Je veux de quelques vers t'adresser le tribut :
J'honore ma décoche en visant un tel but,
Et dût, ma flèche enfin blatter dans la poussière,
Au lieu de parcourir dignement la carrière
Dont je serais si fier de remporter le prix,
Du moins j'aurai l'honneur de l'avoir entrepris...

Le sujet est bien grand pour ma faible portée ;
Car tu parais soudain, véritable Protée,
Sous l'habit galonné, coiffé du fier plumet
Qui de Mambrin jadis eût éclipsé l'armet,
Tant il ajoute encore à ta mâle figure ;
Et puis en un instant tu changes de tournure :
Reprenant sans effort ton maintien naturel,
Tu reviens parmi nous, comme un simple mortel,
De nos paisibles jeux diriger l'exercice,
Et, vrai juge du camp, présider à la lice...
Deux suffiraient à peine à ces vastes emplois
Qu'ici nous te voyons occuper à la fois,
Encor leur faudrait-il une assez forte tête ;
Mais de tes facultés la trempe est si parfaite
Que tu pourvois à tout, homme supérieur,
Le premier au jeu d'arc et le premier au chœur...

Ah ! qu'il fait beau te voir, un jour de confrérie,
De la procession sentinelle aguerrie,
Marcher à pas égaux, et, la canne en avant,
Ramenant sur ta suite un œil intelligent,
T'arrêtant à propos et dirigeant l'ensemble
De ce nombreux clergé que la fête rassemble !
En vain les sacristains, diacres et curés,
Couverts de blancs surplis et d'ornement dorés,
Voire le doyen même avec sa bonne mine,
Son camail de satin et sa trainante hermine,
Espéreraient sur eux attirer tous les yeux ;
Le public connaisseur autant que curieux
Se dit à part qu'hélas ! ces messieurs ont beau faire,
Que rien ne vaut en eux ni ton port militaire,
Ni ta canne d'argent, ta brette en carrelet,
De velours cramoisi ton superbe collet
Relevé d'un côté de riches aiguillettes,
Ton large baudrier, tes nobles épaulettes....
Ta culotte surtout... dont la rouge couleur
Me fait songer toujours, et jamais sans douleur,
A ce pompeux habit que l'on a vu naguère
Si dignement porté par ton illustre père,
Et qui, montrant la corde, usé plus qu'à demi,
Pour prix d'un long service est admis aujourd'hui
Aux offices des morts de la seconde classe...
C'est ainsi qu'ici-bas tout s'éteint et s'efface !
Mais, puisqu'un mot funèbre est prononcé par moi,
Il faut que je te suive en tête d'un convoi,
D'un frère ignorantin portant l'humble coiffure
D'où pend un crêpe noir sur ta triste figure...
Quand pour honorer Dieu par des hymnes pieux
Les chantres vont hurlant et détonnant au mieux
Et font peur aux enfants par leur laide grimace,
Toi l'air morne et contrit, la hallebarde basse,
L'oreille aussi... tu vas rempli de ton sujet
Sans presser le défunt dans son dernier trajet
Comme certain curé dont parle la Fontaine.

Mais c'est dans le saint lieu, centre de ton domaine,
Qu'il faut te voir surtout, grave, respectueux,
Promener lentement ton pas majestueux,
Commander du regard le calme et le silence
Et partout imposer par ta seule présence...

Avec quel prompt coup d'œil, quel tact heureux et fin,
Du prône ou du sermon tu sais sentir la fin,
Lorsque le plus souvent la béante assistance
Attend depuis longtemps avec impatience
Du prolixe orateur la bénédiction ;
Mais on est assuré de la conclusion
Aussitôt qu'on te voit remonter vers la chaire.
D'où le prédicateur, la tête haute et fière,
Et le front tout luisant d'une sainte sueur,
Descend à pas comptés et te suit jusqu'au chœur.

Si ton père vivait, quelle serait sa joie
En voyant cet aplomb que chaque jour déploie
Ton aisance parfaite et ton maintien altier ;
Il se reconnaîtrait dans son digne héritier...
Oui, d'Hector, dirait-il, tu suis la noble trace :
C'est mon port, ma tenue et presque mon audace !...
Il te dirait encor comment, dans ses beaux jours,
Il a su s'attirer le respect des pandours,
Comment il réprimait une injure profonde
Que lui fit dans l'église un animal immonde...

Mais puisque, hélas ! sa bouche est fermée à jamais,
Que l'avare tombeau couvre tous ces hauts faits,
Souffre au moins qu'à défaut de la voix paternelle,
Ma plume en quelques mots à ton cœur les rappelle...
Tu sais bien mieux que moi qu'il est certains roquets
Fort indisciplinés, à tel point indiscrets
Qu'ils vont insolemment, en flairant leur maîtresse,
Promener leurs loisirs au milieu de la messe...
Gare au premier qui s'offre à ton œil attentif !...
Or il advint qu'au temple entré d'un pas furtif,
Un effronté carlin trompa la vigilance
De l'auteur de tes jours, qui, penché sur sa lance
Ainsi qu'un paladin, attendait le signal
Que devait lui donner son pieux général.
L'animal qui tremblait devant la hallebarde,
En se voyant ainsi toléré par mégarde,
Dans son cerveau de chien conçut l'affreux projet
De venger tous les siens par un fort vilain trait :
Il s'approche à pas lents, et bref, levant la cuisse
Sur le bas bien tiré du vénérable suisse,
Il l'arrose amplement d'une impure liqueur...
Quand ton père eut senti cette humide chaleur
Dont en baissant la tête il comprit le mystère,
Transporté tout à coup d'une sainte colère
Il aurait sans pitié cloué sur le carreau
Le maudit animal, si... rouillée au fourreau,
Sa redoutable épée, à ses efforts rebelle,
Ne se fût refusée à venger sa querelle.

Mais, si cette insolence a fait rougir son front,
Combien il fut vengé de ce pénible affront,
Lorsque dans notre France une ligue étrangère
Pour nous donner la paix vint nous faire la guerre.
Bien que civilisés, nos amis les Prussiens,
Saxons, Anglais, Hongrois, Cosaques, Autrichiens,
Ne brillaient point alors par des façons civiles
Lorsqu'ils nous visitaient au milieu de nos villes :
Pourtant on les a vus montrer à son aspect
Toute l'humilité du plus profond respect.
Combien il était beau sous son grand uniforme
Dont nous admirions tant la couleur et la forme,
Quand, se rendant au chœur en un jour solennel,
Il vint à rencontrer auprès de son hôtel
Un groupe de soldats !... Chacun reste immobile,
Pour le laisser passer se rangeant à la file,
Et le croyant d'abord officier général
Bien moins à son habit qu'à son air martial,
Lui donne gravement le salut militaire...

Les devoirs qu'on nous rend savent toujours nous plaire.
Ton père en fut flatté, mais sans en être vain ;
Lui qui contre la Prusse avait un vieux levain,
Conçut dès lors pour elle une certaine estime,
Et du roquet lui-même il oublia le crime.

A de pareils honneurs tu peux prétendre aussi :
Mais, s'il faut des Prussiens ; permets, brave Remi,
Que je n'en veuille point... Bon, de la part des nôtres,
Si tu peux en trouver qui soient si bons apôtres
Parmi tous nos soldats (ce dont je doute fort,
Soit dit en parenthèse et sans te faire tort).

Pourtant, à cela près, tu jouiras, j'espère,
Du destin glorieux dont a joui ton père :
Déjà pour l'obtenir il ne te manque rien :
On admire, à bon droit, ton superbe maintien ;
Ta tenue est soignée, et même un peu coquette...
Mais il est un objet que toujours je regrette,
C'est ta queue. . . , Ah ! pourquoi par un fer imprudent
As-tu laissé trancher cet antique ornement ?
Que n'a-t-on respecté la plus noble coiffure !
Pour un suisse, mon cher, c'est plus qu'une parure ;
C'est un vrai talisman, dont le magique effet
Répand sur sa personne un imposant reflet :
Sous la superbe queue un grand pouvoir se cache ;
Symbole de vigueur, pour lui c'est la moustache
Du terrible guerrier, la crinière du lion,
Ou, si tu l'aimes mieux, la mèche de Samson !
Qu'eût-ce été si ton chef t'avait permis naguères
D'accepter le cadeau de l'un de nos confrères,
D'orner ta nuque enfin de cet étui soyeux
Que, sous le nom de bourse, ont porté nos aïeux :
Rien n'aurait égalé ton charme et ta puissance !
Ton curé redouta ce surcroît d'influence :
Non-seulement ce don fut pour toi refusé,
Mais en enfant de chœur tu fus bientôt rasé. . .
Nous en gémissons tous, et chacun se demande
Si vraiment d'une bourse il dédaigna l'offrande !
Oui. . . mais elle était vide, et l'abbé, par malheur,
Ainsi que la nature, a le vide en horreur.
On reviendra plus tard de cette barbarie,
Par le ciseau ta queue indignement flétrie
Plus roide et plus touffue un beau jour renaîtra.
Et la bouse avec elle enfin apparaîtra. . .
Du moins c'est de mon cœur la plus douce espérance.

D'un si bel avenir en attendant la chance.
Rendons-nous au jeu d'arc, où, fort heureusement,
Ta queue est inutile à notre amusement.
Comme un prince déchu le disait à sa garde,
Nous pouvons dire aussi, là : Plus de hallebarde !
Baudrier, canne, épée, et tout ton attirail,
Des enfants et des chiens terrible épouvantail,
Sont, avec tes grands airs, relégués dans l'armoire,
Et pour insigne, enfin, tu n'as qu'une écumoire :
Humble sceptre, il est vrai, mais qui suffit pour nous
A celui dont la charge est d'indiquer nos coups.
Tout ne dépend-il pas, d'ailleurs, de la manière
Dont chacun sait fournir sa modeste carrière ?
Il n'est si pauvre outil qu'on ne puisse ennoblir
Par la grace et le goût qu'on met à s'en servir ;
Or c'est précisément de l'écumoire armée
Que ta main au jeu d'arc conquit ta renommée.
Tantôt, en l'abaissant avec vivacité,
Tu repousses le trait d'un dédain merité,
Quand, pour entrer au but, il laboure la terre,
Tantôt lorsqu'au pignon la flèche trop légère
Vient frapper d'un bruit sourd, s'accrochant au hasard.
Tu nous montres le ciel d'un geste goguenard.
Si la carte résonne, alors, levant la tète,
Tu proclames le coup, en criant : Cartelette,
Cordon noir, cordon rouge, ou couronne, ou plein noir !
Mais avec quel accent tu sais faire valoir
L'honneur du point central !. . . Ta voix sonore et fière
Se précipite alors comme un coup de tonnerre.
Broche !!! Ace cri si bref, le fortuné tireur
De plaisir et d'émoi sent palpiter son cœur,
Et c'est bien moins l'effet d'une telle prouesse
Que celui de ta voix proclamant son adresse. . .
C'est ainsi que partout ta grâce et ton talent
Exercent à l'envi leur utile ascendant.

Arrivons maintenant à nos grands jours de fête :
Le jardin est peigné ; ta femme a fait toilette,
Toi-même as revêtu ton habit de galas ;
Le regard en arrêt, et la serviette au bras,
En homme consommé tu remplis ton office.
Sans déroger en rien aux règles du service,
Attentif pour chacun, aimable, gracieux,
Intelligent surtout, vif, mais silencieux,
Aux conversations jamais tu ne te mêles :
Lorsqu'on est en hiver et qu'on dîne aux chandelles,
Tu redoubles alors de soin, d'activité,
Pour en entretenir l'inconstante clarté ;
Sur la table ta main promenant la mouchette,
Là réussit encor d'une façon complète. . .
Sinon qu'en les mouchant souvent tu les éteins,
Ou bien que de la mèche il tombe quelques brins
D'où le suif, s'exhalant en filets de fumée,
Répand sa douce odeur dans la salle embaumée.

Ton père, en tous les points, fut ton digne patron ;
J'aurais voulu te voir pratiquer sa leçon
Dans l'art si délicat de moucher la chandelle. . .
Sa manière, il est vrai, nous a parti nouvelle ;
Mais c'était un progrès. . . Je vais dire au surplus,
Comment il s'y prenait, s'il ne t'en souvient plus.
Saisissant la mouchette à l'envers retournée,
Il visait du regard la mèche charbonnée,
Puis, ouvrant l'instrument de ses deux doigts crochus,
Il prenait son élan et passait par-dessus,
Ainsi qu'au jeu de bague, un jouteur intrépide
Croit frapper dans le but et n'atteint que le vide. . .
Mais l'homme de génie en moyens est fécond,
Et saint Claude, sans toi, n'eût pas eu de second
Pour sortir d'embarras dans un cas difficile.
Voici l'expédient que sa tête subtile
Lui fournit tout d'abord : il prend de l'autre main
L'instrument obligé qu'il entrouvre à dessein,
Et, faisant de ses doigts une pince vivante,
Les lance vivement sur la mèche brûlante,
Puis, saisissant le bout avec dextérité,
Le met sous le couvercle en lieu de sûreté. . .
C'est ainsi que depuis, en dépit de la mode,
Il pratiqua toujours sa nouvelle méthode.
Crois-moi, fais ton profit de cette invention
Comme d'un bien trouvé dans sa succession ;
Tes talents personnels, joints à ceux de ton père,
Te rendront accompli comme l'on n'en voit guère.

L'éloge t'importune, et ton front en rougit :
Résigne-toi pourtant : car je n'ai pas tout dit ;
Je n'ai point rappelé le charme de ton style,
Si neuf, si varié, si fleuri, si facile !
Quelle fête pour nous, quand l'un de nos amis
Pour la première fois a remporté le prix,
De te voir avancer, portant sur une assiette
On élégant bouquet orné d'une rosette,
Et tenant à la main ton petit compliment !
On est autour de toi dans le recueillement,
Et chacun tend l'oreille avec impatience
Pour ne pas perdre un mot de ta douce éloquence.
Vouloir la peindre ici serait l'acte d'un fou,
Je ne risquerai pas de m'y rompre le cou :
Car il est de ces traits que l'on ne saurait rendre,
Et qu'on ne peut saisir, à moins de les entendre ;
Ma plume, flétrissant leur grâce et leur fraîcheur,
Ferait un pissenlit de la petite fleur.
Dussé-je cependant m'en mordre, après, la langue.
J'oserai dire un mot de certaine harangue
Qu'amena certain coup au tirage du soir,
Tombé par ricochet au beau milieu du noir.
Or c'est du règlement une insigne bassesse
Que de récompenser un coup de maladresse ;
Mais, puisqu'un tel usage est encor respecté
Dans ce siècle où tout marche avec la liberté,
Il faut nous consoler de cette anomalie,
Qui fut pour toi le cas de plus d'une saillie
Dont maintenant encor le lointain souvenir
Dans nos réunions cause un si vrai plaisir.
Quel goût fin et piquant dans la moindre parole ?
Il était, disais-tu, tant soit peu de bricole,
« Mais vos anciens, Monsieur, en ont participé. »
Ma foi, le coup de patte est assez bien frappé,
Et nos braves anciens, n'y trouvant rien à dire,
S'ils revenaient ici, seraient forcés d'en rire.
Moi, j'admire surtout le mot consolateur
Qui vient offrir son baume au malheureux vainqueur ;
Mais ce n'est point assez ; car on te voit ensuite
Pour relever du coup l'équivoque mérite,
En habile orateur, prendre une autorité
Dans un proverbe ancien adroitement cité
« Le hasard vaut du neuf. » . . . A cela que répondre ?
Voilà comme d'un mot ton esprit sait confondre
Ceux qui riaient d'un prix gagné par accident,
Et les réunit tous dans le seul sentiment
D'une admiration profondément sentie
Qui s'exhale en bravos, malgré ta modestie.
Je n'ai pu résister à la démangeaison
De citer quelques traits de ta péroraison.
Mais je sens tous mes torts, et ma chétive muse
Devant ta riche prose, hélas ! n'est qu'une buse :
Aussi pour l'en punir, je veux en rester là ;
Elle a, pour ses péchés, trop babille déjà.
Tu lui pardonneras, j'en ai la confiance :
Car auprès du mérite ou trouve l'indulgence ;
Pour excuser, d'ailleurs, tant de présomption,
Ne vois dans cet écrit que son intention,
Intention sincère et toute bienveillante
De célébrer tout haut ce que tout bas on vante,
Tous ces talents divers, qui de notre Remi
Font un Suisse modèle, un concierge accompli.
Te louer dignement était bien difficile,
Et pour y réussir il m'a manqué ton style.

HANQUEZ.

Montdidier, 183....

*