Histoire de Montdidier
Livre IV - Chapitre I
par Victor de Beauvillé
Chapitre premier.
HISTOIRE LITTÉRAIRE.
Le but que nous nous sommes proposé en publiant cette Histoire ne serait qu'imparfaitement rempli, si, après avoir parlé des événements dont notre ville a été le théâtre, des établissements publics qu'elle renferme et de ceux qu'elle possédait autrefois, nous ne faisions connaître les hommes qui par leur savoir ont honoré le lieu de leur naissance, et contribué par l'éclat qui les environne à tirer Montdidier de l'obscurité à laquelle le sort semblait l'avoir condamné.
Peu de villes peuvent se glorifier, comme la nôtre, d'avoir donné le jour à autant d'hommes distingués dans les sciences et dans les lettres ; aussi, dans son Parallela geographiœ, le P. Briet, célèbre géographe du dix-septième siècle, applique-t-il à Montdidier l'épithète honorable de cultissima urbs. En marge de l'exemplaire de son ouvrage conservé à la Bibliothèque nationale, à la suite des mots que nous venons de citer, on lit ceux-ci : Cujus indigenœ cœteris Picardiœ ingenio prœvalent. Une pareille attestation pourrait nous remplir d'un légitime orgueil. Dans les Acta sanctorum, Henschène et Papebroch, contemporains et non moins bons appréciateurs que Briet des qualités de nos compatriotes, donnent également à notre cité le surnom d'oppidum cultissimum. Cette épithète, employée par des étrangers, ne saurait être suspecte de flatterie. De nos jours, un académicien illustre a confirmé le jugement prononcé il y a deux siècles : « Montdidier, » dit Daunou, « est une ville qui pourrait sembler d'un ordre fort élevé, si l'on en jugeait par le grand nombre d'hommes habiles qu'elle a fournis à presque tous les genres de littérature et de science. »
Le goût des sciences et des lettres ne s'éteignit point avec le siècle qui conféra à notre patrie le surnom de cultissima. Si le dix-septième siècle fut fécond en talents, le dix-huitième le fut plus encore ; il produisit des écrivains qui, par la variété de leurs connaissances et les services qu'ils rendirent à l'humanité, surpassèrent leurs prédécesseurs.
Les premières années du dix-neuvième siècle n'ont pas été stériles pour l'histoire littéraire ; elles ont vu continuer de patientes études et achever d'utiles travaux commencés avant la tourmente révolutionnaire. Parmentier, Bosquillon, Augustin Capperonnier, Caussin de Perceval, soutinrent dignement la réputation de leur pays ; l'Institut et le Collége de France voyaient nos concitoyens occuper le fauteuil académique et la chaire professorale. Pendant plus d'un siècle, depuis 1722, époque à laquelle Claude Capperonnier fut nommé professeur de langue grecque au Collége de France, jusqu'en 1835, année de la mort de Caussin de Perceval, Montdidier fournit constamment des professeurs au premier corps enseignant de l'Europe. La chaire de grec était l'objet d'une prédilection particulière : deux Capperonnier, Bosquillon et Thory l'occupèrent avec honneur. Les hommes que nous venons de citer sont morts depuis longtemps ; d'autres parmi nous, il faut le dire à notre confusion, ne les ont point remplacés : faisons des vœux pour que cette suite de savants dont notre ville a été le berceau ne soit pas interrompue davantage ; marchons sur les traces de nos ancêtres, et que le siècle du progrès ne soit pas témoin de notre faiblesse et de notre impuissance.
Les ouvrages sortis de la plume des Montdidériens ont une grande analogie avec leur caractère : peu de brillant et d'éclat, beaucoup de solidité et de profondeur. Leurs écrits se distinguent par une érudition sans pédanterie, par des recherches exactes, par une observation intelligente et réfléchie des phénomènes de la nature ; c'est surtout dans les ouvrages de théologie, de critique littéraire et de médecine qu'ils ont excellé.
L'imagination, chez nos concitoyens, a peu de part aux événements de la vie, et n'exerce qu'une influence très-secondaire sur leurs déterminations ; la folle du logis n'a presque aucun empire sur leur nature positive ; leur esprit observateur se plaît aux froides déductions de l'analyse. Le monde idéal et poétique ne saurait exister pour des raisonneurs qui examinent tout au microscope, et décident chaque question d'après les règles des conciles et les principes du droit ; aussi, pendant des siècles, la poésie est-elle restée chez nous enveloppée de langes épais, car il n'est pas permis, sans outrager le bon sens, de décerner le nom de poëte à des rimeurs mal appris, qui estropiaient la langue pour tourner péniblement un quatrain ou ajuster un acrostiche.
Notre siècle a été plus favorisé : M. Vérani de Varenne, le premier parmi nous, a publié quelques poésies que les Muses n'ont pas désavouées ; M. Galoppe l'a surpassé. Seul, jusqu'à ce jour, il aborda avec bonheur la carrière difficile du théâtre ; son début fut heureux, et la comédie d'Une femme de quarante ans faisait concevoir les plus flatteuses espérances, mais l'auteur ne se soutint pas, et, après avoir brillé un instant sur la scène française, il ne tarda pas à détruire les illusions qu'un succès mérité avait fait naître.
Quelques poètes tiennent à Montdidier par les liens du sang, et pourraient, avec un peu de bonne volonté, être considérés comme les enfants de cette ville. Louis Racine était fils d'une Montdidérienne ; nous ne pouvons cependant nous abuser, et penser que le chantre de la Religion avait puisé ses pieuses inspirations dans le sein maternel : rien n'était moins poétique que mademoiselle de Romanet, et, au dire de son fils, jamais l'épouse de l'auteur de Phèdre et d'Athalie ne lut les ouvrages de son mari.
Le P. Daire, beaucoup plus connu par ses productions historiques sur la Picardie que par ses poésies perdues dans le Mercure, était aussi notre demi-compatriote : Élisabeth Wallet, sa mère, était de Montdidier et c'est au milieu de nous que le laborieux Célestin fit ses études. M. Adrien Decourcelles, auteur d'un grand nombre de pièces de théâtre, devrait être regardé comme Montdidérien : sa famille est, depuis des siècles, établie dans nos murs. Le hasard voulut qu'il naquit à Amiens. Loin de nous la pensée d'enlever au chef-lieu du département l'honneur de lui avoir donné le jour ; il n'est point assez riche pour qu'on le dépouille du peu qu'il possède, et, si l'on excepte Gresset, les rives de la Somme ne paraissent pas plus favorables à la poésie que les bords du Dom.
Le mouvement littéraire ne se manifeste d'une manière caractérisée qu'au dix-septième siècle ; jusque-là on n'en trouve d'indice que dans l'énonciation fugitive de ces moralités dont se contentaient nos aïeux. Les réjouissances théâtrales ont aujourd'hui totalement disparu des fêtes publiques ; mais autrefois nos pères étaient plus heureux, et, dans les grandes occasions, l'échevinage ne manquait pas de les récréer du spectacle de quelque pièce où le sens moral et la gaieté faisaient rarement défaut. Le 18 juin 1529, à la suite du traité de Cambrai, la ville accorda une gratification à Jacques Platel, Jacques Harlé et autres qui jouèrent, le dit jour, plusieurs moralités et farces pour recréer le peuple à l'occasion et à cause de la paix. Les guerres de religion firent tort au théâtre, les sarcasmes des auteurs trouvaient dans la foule un écho trop complaisant ; le clergé s'alarma des libertés de la scène, et, en 1583, on enjoignit aux joueurs de comédie de ne plus jouer, et de eux retirer hors la ville. Mais cet exil ne fut que momentané, et les disciples de Thalie ne tardèrent point à reprendre possession de la faveur populaire. Au mois de juin 1625, le passage de la reine d'Angleterre donna lieu à des représentations qui attirèrent une foule considérable. L'une des grandes solennités dramatiques du dix-septième siècle fut la mise en scène, dans la Salle du Roi, de la tragédie latine des Saints Lugle et Luglien : un pareil sujet était bien fait pour mettre toute la ville en mouvement ; aussi l'immense salle des Pas-Perdus fut-elle trop étroite pour contenir l'affluence des spectateurs.
D. Bonaventure Fricourt, auteur de la pièce, était sous-prieur claustral du couvent de Notre-Dame, en 1656, année où elle fut donnée au public : j'ai vainement consulté les Biographies et les ouvrages qui traitent du théâtre, je n'ai pu découvrir aucun renseignement sur son compte ; je ne crois pas néanmoins qu'il soit notre compatriote, car jamais je n'ai vu ce nom figurer dans les titres relatifs à la ville.
La tragédie des Saints Lugle et Luglien est en cinq actes et en vers iambiques ; chaque acte est précédé d'un argument latin et d'un prologue en vers français, qui est la traduction de l'argument et sert à expliquer le sujet de l'acte ; chaque scène est également précédée d'un sommaire très-court destiné à en éclaircir le sens. Au moyen de ces précautions, qui ne sont pas inutiles, l'auteur rend assez facile la lecture de sa pièce, sorte de dialogue sur la vie et le martyre des deux frères irlandais.
Les personnages sont au nombre de vingt-sept ; jamais peut-être tragédie n'en a compté autant. Des jeunes gens de la ville remplissaient tous les rôles ; six autres jeunes gens, dont cinq étaient également de Montdidier, formaient les chœurs. L'auteur a appelé à son aide des êtres surnaturels ou purement imaginaires : un ange, un archange, l'inspiration divine personnifiée sous le nom d'Épinœa, Tisiphone, le Monde et la Chair figurent dans cette production dramatique, qui a une certaine ressemblance avec les mystères du moyen âge. Par un rapprochement de nom singulier, mais certainement intentionnel, l'acteur chargé de remplir le rôle de la princesse Flavilla et celui de la Chair s'appelait Pucelle. La versification est faible pour une époque où c'était un usage assez répandu dans les colléges d'écrire des tragédies latines ; les Jésuites en ont composé quelques-unes qui supportent encore la lecture. La poésie française est meilleure ; le P. Fricourt n'avait pas la prétention de lutter avec Polyeucte et de faire un ouvrage au-dessus de la portée de ses jeunes interprètes ; aussi, à la fin du prologue général, leur fait-il tenir ce langage aux spectateurs :
Agréez donc l'ouvrage, excusez nos défauts
Et, cueillant les beaux fruits de notre jeune enfance,
Donnez à sa faiblesse un peu de complaisance.
Remercions D. Fricourt, et sachons-lui gré de nous avoir consacré ses veilles ; il n'a été donné qu'à un petit nombre de villes de posséder comme la nôtre une tragédie écrite exprès pour elle, dont les héros sont ses patrons, et les acteurs ses enfants.
La dédicace de la pièce est en latin et adressée « au très-grand et très-noble Matthieu Renouart, écuyer, seigneur de la Touasne, de Bacons, de la Mothe, de Villeneuve, etc., conseiller du roi , maire très-méritant de la très-illustre ville de Montdidier. » Le maire devait avoir un grand fonds de modestie pour ne pas se laisser éblouir par les éloges sans fin que l'auteur lui prodigue : à l'en croire, ce magistrat avait toutes les qualités, tous les talents ; les épithètes de vir illustrissime, amplissime, clarissime, sont les seules dignes de lui. Le secret de ces louanges se fait jour promptement : Matthieu Renouart avait, de ses deniers, décoré la chapelle de la Vierge dans l'église du Prieuré, et les Bénédictins, comme les poètes, payaient leur dette en célébrant les venus de leur Mécène.
L'unité de temps et de lieu inquiétait peu D. Bonaventure Fricourt. Dans un avis Candido lectori, il se met fièrement au-dessus des règles et déclare n'avoir aucune raison d'observer celle des vingt-quatre heures, si chère à la plupart des nouveaux dramaturges, qui ne jurent, dit-il, que par elle ; qu'en s'y conformant, presque aucune histoire sérieuse, et principalement celle qu'il traite, ne pourrait être représentée sur le théâtre : Nullamque proinde habuisse rationem umbratilis illius observantiœ horarum 24, in quam jurare videntur neoterici plerique dramatographi. Id enim si plane constaret, nulla propemodum solida historia, nedum nostra, in theatrum foret admittenda. L'auteur use largement de la permission qu'il se donne, et, faisant de suite aux deux héros de son sujet l'application de ses préceptes, il les envoie à Jérusalem et les fait revenir en Irlande avant la fin de la pièce.
Un des grands mérites de cette tragédie, d'ailleurs d'une excessive rareté, est de contenir dans l'argument général le récit de la translation des reliques de nos patrons, tiré d'un ancien manuscrit conservé aux archives du Prieuré et que Fricourt avait sous les yeux quand il travaillait à sa pièce ; il est le premier auteur qui fasse mention de cette particularité sur laquelle jusqu'alors les écrivains avaient gardé le silence ; aussi, au point de vue religieux, sa tragédie présente-t-elle un intérêt réel.
Le P. Fricourt eut pour collaborateur lin de ses confrères qu'il ne nomme pas, D. Claude Bruslé, sacristain du Prieuré. Lorsque, en 1660, ce dernier fit l'inventaire des reliques de l'église de Notre-Dame, il eut soin de déposer dans la châsse de nos bienheureux protecteurs un exemplaire bien relié en papier marbré d'une tragédie composée en l'honneur des susdits saincts Lugle et Luglien et représentée le 21 de juin 1656, auquel temps nous occupions le collée de ladite ville de Mondidier, icelle tragédie composée par dom Bonaventure Fricourt et par nous. (Pièce juste 66.) Daire se trompe d'un jour en disant que cette pièce fut jouée le 20 juin.
La tragédie des Saints Lugle et Luglien forme un volume in-douze de 94 pages, renfermant trois cent quatre-vingt-quatre vers français et douze cent vingt vers latins, plus la dédicace, l'argument, etc., etc. ; elle a été imprimée sous ce titre : Sancti Luglius et Luglianus fratres martyres. Tragœdia. Data apud Montem-desiderium in aula mondiderina die mensis junii, anno 1656. Parisiis, apud Ludovicum de la Fosse, via Carmelitana, sub signo Speculi. MDCLVI. Il est probable que Matthieu Renouart a payé les frais d'impression, car au recto on voit ses armes fort joliment gravées. Renouart n'était pas de Montdidier ; il y exerçait les fonctions de receveur des tailles et de garde-scel, et fut maïeur de 1656 à 1659.
L'impression de la pièce a nécessairement précédé sa représentation, autrement dans le titre on n'aurait pas laissé en blanc l'indication du jour où le public fut appelé à en jouir ; la même observation s'applique à cette phrase placée à la suite du nom des personnages : Dabitur in aula regia mondiderina die mensis junii A. R. S. H. 1656. Ces mots aula regia ont été, de la part de M. Paul Delacroix, l'objet d'une grave erreur que nous avons relevée dans le tome Ier, page 90 de cette Histoire.
Les beaux-arts, plus encore que la poésie, auraient à se plaindre de nos concitoyens : l'architecture, la musique, la sculpture, la gravure, n'ont trouvé aucun interprète parmi eux. La peinture a été plus heureuse. Le père d'Eustache le Sueur était de Montdidier, et donna à son fils les premiers principes de l'art dans lequel ce dernier devait exceller : lui-même exerçait la profession de sculpteur en bois, qu'il avait embrassée après celle de tourneur ; mais on ne dit pas qu'il ait réussi dans son art, et l'on ne cite aucune production de son ciseau. M. Rioult, décédé depuis peu, a composé plusieurs tableaux qui lui ont mérité l'approbation des gens de goût ; le gouvernement a ratifié d'honorables suffrages, et la galerie du Luxembourg s'est ouverte devant l'œuvre d'un artiste montdidérien. Il est difficile de réunir tous les genres de célébrité ; si les beaux-arts nous font presque défaut, que les lettres nous en consolent.
L'organisation de l'ancienne société a influé fortement sur les études auxquelles les Montdidériens se sont livrés de préférence. Les établissements religieux entraînaient beaucoup d'esprits vers les études théologiques ; de là, ces nombreux écrits sur des matières sacrées. L'état ecclésiastique était intimement lié à la carrière de l'enseignement ; c'est à l'étroite union qui existait entre ces deux professions que nous sommes redevables de ces ouvrages de philologie et de critique littéraire, de ces éditions correctes des auteurs grecs et latins, qui seront toujours recherchées des véritables connaisseurs.
L'étude des lois était beaucoup plus approfondie qu'à présent. Aujourd'hui la science de nos jurisconsultes se borne à compulser un recueil de jurisprudence pour y chercher une affaire qui ait quelque analogie avec celle en litige ; ont-ils le bonheur de l'avoir trouvée, ils appliquent tant bien que mal les considérants de l'arrêt précédent à la cause en délibération, et tout est dit ; le dernier arrêt est toujours réputé le meilleur. Autrefois cette science facile de compulsent n'était pas possible, chaque pays ayant sa Coutume, chaque juridiction sa jurisprudence ; or, comme ces Coutumes avaient toujours quelque chose d'incomplet, il fallait, pour suppléer à leur silence et combler leurs lacunes, étudier les Coutumes voisines, s'initier à leurs difficultés, et s'adonner à des travaux longs et pénibles. On ne suivait pas par routine, et pour s'épargner la peine d'examiner les questions, la jurisprudence du parlement, comme on agit maintenant avec les arrêts de la cour de cassation ; on pensait, on décidait soi-même, on rendait des jugements qui n'étaient pas copiés sur les jugements des autres, mais appartenaient en propre à ceux qui les prononçaient.
Les Coutumes avaient en elles-mêmes un stimulant plus énergique que les lois actuelles. Ces dernières, en disposant pour le royaume entier, ont répandu une uniformité qui éteint le goût des recherches et engourdit l'intelligence. Les anciennes Coutumes, au contraire, par leur diversité, offraient un élément varié à l'activité de l'esprit presque toutes conféraient des priviléges spéciaux ou reconnaissaient des droits particuliers : de là résultait, pour les habitants des pays qu'elles régissaient, l'obligation de les étudier profondément, afin de veiller au maintien des prérogatives qui les concernaient. La multiplicité des juridictions et les conflits fréquents qu'elles occasionnaient excitaient encore l'émulation des magistrats. Il y avait dans notre cité plusieurs corps judiciaires, très-jaloux les uns des autres ; chacun des membres qui les composaient pour soutenir l'importance de sa charge, s'appliquait avec ardeur à l'étude des lois ; la Coutume de Montdidier n'a eu que deux Commentaires livrés à l'impression, mais le nombre des commentaires manuscrits était considérable ; dans beaucoup de familles de robe il existait quelque traité qui attendait le moment opportun pour voir le jour ; les moins habiles copiaient le texte de la Coutume avec autant de respect que les Juifs celui du Talmud.
L'histoire de leur ville ne pouvait manquer de piquer la curiosité de nos ancêtres. D. Eustache Davesne , sous-prieur de Notre-Dame en 1664 et années suivantes, est auteur d'une Histoire manuscrite de Montdidier. L'original a disparu ; mais une copie formant un volume petit in-quarto est conservée parmi les manuscrits de le Caron de l'Éperon, confondus à présent, à la Bibliothèque nationale, avec ceux de D. Grenier. Le travail de Davesne est fort incomplet, la division chronologique et l'ordre des matières sont mal observés ; néanmoins, quelque défectueux que soit l'ouvrage de notre Bénédictin, on doit lui en être très-reconnaissant : il a ouvert la carrière et donné l'exemple. Je pense que D. Davesne était originaire de Montdidier, car ce nom y est assez commun. Anciennement nos pères se faisaient un devoir de mettre en écrit les événements survenus dans le pays ; on se communiquait réciproquement ses notes, on les coordonnait avec soin, et il en résultait une collection de Mémoires du plus haut prix pour l'histoire locale.
Montdidier a été, sous le rapport historique, plus favorisé que bien des villes dont les annales sont cependant plus intéressantes que les siennes. Le P. Daire, qui avait conservé un attachement très-vif pour le lieu où il fut élevé, publia, sur la demande de Mgr de la Motte, évêque d'Amiens, une Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de la ville et du doyenné de Mondidier, Amiens, 1765, in-12,. Je me garderai bien de relever les défauts de l'ouvrage de mon devancier ; le mien ne prête que trop à la critique. Je me rappellerai toute ma vie le plaisir que j'éprouvai lorsque, très-jeune encore, je découvris ce petit volume dans la bibliothèque de mon père. Avec quel transport je le lisais ! Je ne me doutais guère des tourments qu'il me causerait un jour, et quelles tribulations je me préparais. Je ferai remarquer toutefois que, dans l'ouvrage du P. Daire, l'histoire proprement dite, ou le Journal des événements civils, ne comprend que treize pages ; c'est la seule observation que je me permettrai.
Le manque d'imprimeur est une des causes principales qui ont empêché Montdidier d'être plus connu. Si une imprimerie y avait existé, on aurait certainement donné de la publicité à quelques fragments de ces Mémoires restés inédits ; un volume imprimé rend plus de services que vingt manuscrits. L'imprimerie s'établit parmi nous en 1793 seulement ; cette année, un nommé Bigot, imprimeur à Breteuil, transporta son industrie à Montdidier ; en 1796 il demeurait rue des Juifs, dans la maison appartenant à l'ancien Bureau de charité, dont la municipalité s'était emparée. Le premier ouvrage sorti des presses montdidériennes est un Tableau du maximum des denrées et marchandises qui se consomment ordinairement dans l'étendue du district de Montdidier. A Montdidier, de l'imprimerie de Bigot, imprimeur du district, an II de la République, une, indivisible et impérissable. Le papier bleu et la grossièreté des caractères sont dignes du sujet et de l'époque. L'imprimerie a fait depuis bien des progrès. M. Radenez imprime aujourd'hui des ouvrages qui, pour la typographie, ne le cèdent en rien à ceux de la capitale ; son bel établissement, monté avec une intelligence remarquable, peut soutenir la comparaison avec ceux des grandes villes.
Le goût des lettres était presque passé quand l'imprimerie vint se fixer à Montdidier : nous avons un imprimeur, et nous n'avons plus de lecteurs ; de bibliothèque publique, il ne faut pas y songer ; vainement chercherait-on chez les particuliers une collection convenable de livres ; on lit peu ou point. Les ouvrages dus à la plume de nos compatriotes ne sont pas même en la possession de leurs descendants. Quelques romans et le journal suffisent amplement à défrayer les instincts scientifiques et littéraires de nos contemporains : l'homme fait se ressent de l'insuffisance des études de sa jeunesse.
La passion des livres est éteinte, et nous aurions l'air de faire la satire du temps actuel en rappelant cette suite de Montdidériens qui furent investis des fonctions honorables et difficiles à bien remplir, de garde des imprimés et des manuscrits de la Bibliothèque du roi ; Jean et Augustin Capperonnier, Bejot, Caussin de Perceval, Thory, Ballin, occupèrent successivement ces fonctions, et y laissèrent une réputation méritée de savoir et de bienveillance : depuis 1748 jusqu'en 1853, Montdidier a vu, sans discontinuer, des savants sortis de son sein diriger le plus vaste dépôt des connaissances humaines qu'il y ait au monde.
La ville ne voyait pas avec insouciance ses enfants s'illustrer par l'étendue de leur instruction ; elle s'associait à leur renommée, et méritait réellement, par l'intérêt qu'elle portait à leurs succès, le surnom de cultissima. Lorsque Bon de Merbes publia son Summa christiana (1683), les maïeur et échevins le prièrent, au nom des habitants, d'indiquer, en tête de l'ouvrage, le lieu de sa naissance, afin que la ville eût part à sa gloire. En 1783, le corps de ville envoya, au son du tambour, un bouquet au jeune Lefèvre du village de Piennes, qui avait remporté le prix d'honneur à l'Université de Paris. Nous ne sommes pas restés au-dessous de nos ancêtres : le monument élevé à Parmentier annonce aux étrangers une cité qui sait apprécier le savoir et honorer la vertu.
Les professions qui se rattachaient aux lettres étaient l'objet d'une protection spéciale. Pierre Fouquerelle, marchand libraire et relieur, s'étant fixé à Montdidier, une délibération de l'échevinage du 7 avril 1672 l'exempta du logement des gens de guerre, aydes, fournitures, ustensiles et contributions soit en deniers ou en nature, attendu que cet établissement va à l'utilité publique. Le P. Daire s'est fait l'écho d'une épigramme dirigée par Scellier contre ses concitoyens, en prétendant que ce libraire, obligé par la misère de chercher fortune ailleurs, s'était retiré en répétant ce vers :
Scire volunt omnes, mercedem solvere nemo.
« Il n'en est pas de même, » ajoute-t-il, « des traiteurs : quoiqu'en grand nombre, ils y sont tous occupés, et il est rare d'en voir au-dessous de leurs affaires. » Le goût des lettres n'exclut pas celui de la bonne chère ; presque tous les littérateurs nous en fournissent la preuve.
Notre ville a donné son nom à un insipide roman totalement oublié. En 1821, madame Barthélemy Hadot fit paraître Mademoiselle de Montdidier, ou la Cour de Louis XI. Paris, Marc. 5 volumes petit in-douze. Cet ouvrage, profondément soporifique, n'a de commun avec Montdidier que le nom du personnage principal.
La presse exerce de nos jours autant d'influence dans le domaine de la littérature qu'en matière politique ; elle est devenue, pour bien des personnes, le véritable oracle littéraire. Nous ne ferons pas après la Harpe le procès aux journaux, il faut se conformer au temps où l'on vit. Cette ressource des esprits désœuvrés manque à Montdidier, non pas que la ville soit entièrement dépourvue de moyens de publicité, car il y paraît le dimanche un journal intitulé le Propagateur picard, mais il ne contient guère que les petites nouvelles de la localité, et l'annonce des biens à vendre ou à louer ; quelquefois cependant, mais fort rarement, le collectionneur peut y trouver un fait historique à noter. M. Galoppe a publié dans la Feuille d'affiches de l'arrondissement des Chroniques montdidériennes dont son imagination a fait les frais : il serait très-imprudent de prendre au sérieux ce qu'il avance ; M. Dautrevaux, de Roye, a suivi son exemple.
Dans l'Histoire de Mondidier, Daire s'est étendu assez longuement sur la partie littéraire ; il l'a traitée avec plus de soin que le reste de son ouvrage, et plusieurs articles biographiques n'ont paru devoir être reproduits en entier ou avec quelques changements. Nous avons évité autant que possible de donner à ce dernier livre de grands développements ; les dictionnaires historiques, les biographies générales et les éloges particuliers fournissent des détails circonstanciés sur les hommes dont nous allons citer les noms ; on peut, pour avoir un aperçu de leurs ouvrages et connaître le jugement qu'en ont porté les critiques, consulter les recueils spéciaux : toute digression à cet égard nous entraînerait trop loin.
Nous avons jugé convenable de faire figurer dans la biographie les membres de l'illustre famille de la Tournelle. Les individus qui ont porté le nom de notre cité ont aussi leur place dans cette revue rétrospective : ces personnages descendent-ils de nos comtes ? Nous ne le pensons pas ; mais il est hors de doute qu'ils appartenaient à une famille puissante du pays, et pour arriver à la postérité leur nom nous a paru une recommandation suffisante ; rien de ce qui se rattache à la patrie ne doit nous trouver indifférents. (Pièce just. 119.)
*